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15 novembre 2016
Le débat canadien sur la « fessée » et la violence envers les enfants
Kathy Lynn
Si les familles évoluent au fil des générations, il en va de même des courants de pensée au sujet de la parentalité, des enfants et des normes sociales en matière de discipline. Même s’il persiste toujours un écart entre ce que les uns et les autres considèrent comme acceptable, il n’en demeure pas moins que l’approche parentale a considérablement évolué depuis quelques générations. En effet, le style très autoritaire d’autrefois a graduellement cédé le pas à l’idée plus modérée selon laquelle les enfants, en tant qu’individus ayant des droits fondamentaux, méritent d’être traités comme tels plutôt que comme des biens de propriété.
Or, malgré cette évolution sur le plan sociétal, la « fessée1 » comme forme de violence punitive bénéficie néanmoins d’une protection légale en vertu de l’article 43 du Code criminel du Canada, que l’on nomme parfois la « loi sur la fessée ». Le libellé de l’article 43 se lit comme suit :
Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. L.R.C. (1985), ch. C-46
Ce moyen de défense est apparu pour la première fois dans le Code criminel en 1892, et la teneur des dispositions est restée à peu près la même depuis2. Le débat sur le bien-fondé de l’article 43 suscite l’intérêt et les discussions depuis les années 70, voire avant, mais les dispositions demeurent toujours en vigueur.
Les tribunaux et la « fessée »
Les dispositions de l’article 43 ont été plusieurs fois remises en question depuis une trentaine d’années. En 1998, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law a intenté une poursuite en justice fondée sur des questions de droit devant de la Cour supérieure de l’Ontario, en contestant la constitutionnalité de l’article 43 du Code criminel au motif qu’il violerait la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant.
La Cour supérieure de l’Ontario a toutefois rejeté ce recours, tout comme la Cour d’appel de l’Ontario. Malgré cela, le gouvernement déclarait alors que la force physique ne devrait plus être considérée comme une méthode normative de punition. Le dossier s’est finalement retrouvé devant la Cour suprême du Canada qui considère, dans son jugement rendu en janvier 2004, que l’article 43 n’empiète pas sur les dispositions de la Charte. Toutefois, la Cour suprême énonce une série de limites légales (qui ne figurent pas dans le Code criminel) au sujet du châtiment corporel :
- Seuls les parents peuvent employer une force légère pour corriger un enfant dans certaines circonstances.
- Les enseignants peuvent employer une force raisonnable « pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect des directives, mais pas simplement pour infliger un châtiment corporel à un enfant ».
- Le châtiment corporel ne saurait être justifié pour corriger un enfant de moins de deux ans ou un adolescent.
- Le recours à la force contre un enfant de tout âge qui serait « incapable de tirer une leçon de la force employée contre lui en raison d’une déficience ou de quelque autre facteur contextuel » n’est pas protégé.
- La correction comportant l’utilisation d’un objet ou encore des gifles ou des coups à la tête est déraisonnable.
- La conduite dégradante, inhumaine ou préjudiciable n’est pas protégée, y compris tout comportement qui cause ou risque de causer un préjudice.
- L’emploi d’une force légère ayant un effet transitoire et insignifiant pour infliger une correction se soustrait aux sanctions pénales.
- Le recours à la force physique sert à « infliger une correction, ce qui exclut la conduite résultant de la frustration, de l’emportement ou du tempérament violent du gardien ».
- La gravité de l’événement déclencheur n’est pas pertinente.
- La question relative à ce qui est « raisonnable dans les circonstances » doit être examinée en fonction du contexte et de toutes les circonstances de l’affaire3.
Le contexte juridique actuel entraîne une certaine confusion et des situations conflictuelles en raison des contradictions entre la définition de voie de fait qui prévaut en droit criminel, et celle de violence envers les enfants dans les textes juridiques provinciaux et territoriaux, comme le souligne l’Association pour la santé publique de l’Ontario :
« […] une compétence provinciale ou territoriale en matière de bien-être de l’enfance peut enquêter sur un rapport de mauvais traitements qu’un parent inflige à un enfant, conclure que l’enfant est en situation de danger au sein de sa famille et le prendre en charge. La police peut alors porter une accusation de voie de fait. Toutefois, l’article 43 offre aux parents un moyen de se défendre contre une telle accusation. Cela a entraîné des situations qui semblent défier toute logique : la définition d’“enfant ayant besoin de protection” en vertu des lois provinciales et territoriales mène à la prise en charge de l’enfant, mais la protection offerte aux parents en vertu de l’article 43 du Code criminel entraîne leur acquittement des accusations de voies de fait. »
Sur le front législatif, plusieurs recours ont aussi été intentés pour faire abroger ou modifier l’article 43. Depuis 1994, dix-sept projets de loi émanant de députés ont été déposés au Parlement, et jusqu’ici, tous se sont soldés par un échec. La sénatrice Céline Hervieux-Payette a elle-même présenté plusieurs projets de loi, lesquels sont chaque fois morts au feuilleton à différentes étapes de lecture, soit parce que la Chambre avait été prorogée ou que des élections avaient été déclenchées4.
D’autres pressions pour abroger l’article 43 proviennent aussi de la scène internationale, notamment depuis que le Canada est signataire de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. En effet, l’article 2 de la Convention prévoit que les signataires « prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille5 ».
Même si le Canada allègue avoir pris des mesures en vue de respecter les exigences de la Convention, le Comité des droits de l’enfant sous l’égide des Nations Unies l’enjoint à interdire tout châtiment corporel envers les enfants en milieu scolaire ou familial, et à révoquer l’article 43 du Code criminel. Malgré cela, aucune démarche concrète n’a encore été entreprise en ce sens et les textes de loi demeurent inchangés. À ce jour, 51 pays ont déjà choisi d’interdire les punitions corporelles infligées aux enfants en tout temps et en tout lieu.
Plus récemment, la Commission de vérité et réconciliation (CVR) recommandait elle aussi l’abolition de l’article 43 dans le libellé de la sixième recommandation de son rapport final, qui compte quatre-vingt-quatorze appels à l’action : « La Commission croit que les châtiments corporels sont des reliques d’un passé révolu qui n’ont plus leur place dans les écoles et les foyers canadiens6. » Depuis, le gouvernement fédéral a déclaré qu’il endossait tous les appels à l’action énoncés dans le rapport de la CVR.
« […] les châtiments corporels sont des reliques d’un passé révolu qui n’ont plus leur place dans les écoles et les foyers canadiens. »
– Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada
Des études sur « la fessée »
De vastes travaux de recherche ont été entrepris autour de la question des châtiments corporels infligés aux enfants. En juin 2016, Elizabeth Gershoff, professeure agrégée à l’University of Texas d’Austin, ainsi qu’Andrew Grogan-Kaylor, professeur agrégé en travail social à l’University of Michigan, ont publié une recension des écrits sur les punitions corporelles infligées aux enfants, à partir d’un vaste corpus d’études sur la question. Ils ont constaté que les différentes études concordent sur le fait que la fessée est au mieux inefficace, et entraîne dans les pires cas des conséquences néfastes pour les enfants7.
Plusieurs méta-analyses ont d’ailleurs montré que la fessée, outre qu’elle accentue le comportement agressif des enfants, augmente aussi les risques de troubles mentaux à l’âge adulte, nuit aux relations parents-enfants, et favorise les comportements délinquants ou criminels à l’âge adulte8. D’autres études montrent que la violence « punitive » est susceptible de se transformer progressivement en maltraitance envers les enfants9.
Les données de recherche révèlent que la violence physique envers les enfants est inefficace, et qu’au-delà de la douleur et de la peur qu’ils ressentent, les enfants ne comprennent pas pourquoi on leur demande d’agir autrement. Des études ont montré que les enfants ont besoin d’intérioriser les motifs qui justifient d’adopter un comportement adéquat10. Or, la fessée leur montre à bien se tenir pour éviter une autre correction. Cependant, dès que la menace de la violence punitive disparaît, l’enfant n’a plus de motivation à bien se comporter. Dans certains cas, les enfants en viennent à considérer que la violence envers les autres est une façon de régler les problèmes. Enfin, les comportements violents contribuent éventuellement à miner la cohésion familiale.
L’avenir de « la fessée » au Canada
Les données probantes montrent bien que la violence physique n’enseigne aucunement aux enfants les fondements d’un bon comportement. Bien entendu, il convient de leur faire comprendre qu’ils sont responsables de leurs gestes, mais il s’avère plus pertinent de leur montrer à se contrôler, à exprimer leurs émotions et à demander de l’aide, tout en leur présentant un modèle de rôle positif. Les parents jouent un rôle important dans la socialisation des enfants, en leur enseignant comment certains gestes et comportements sont inacceptables et en les aidant à acquérir certaines compétences pour bien fonctionner en société.
Bref, la fessée ne contribue aucunement à préparer les enfants à devenir des adultes raisonnables, aptes et participatifs. La loi devrait interdire la violence envers les enfants, plutôt que de lui servir de cadre. Nous savons tous qu’il existe des moyens plus efficaces et bienveillants d’élever les enfants pour en faire de jeunes adultes responsables.
Corinne Robertshaw : une défenseure engagée
Avocate pour le gouvernement fédéral dans les années 70, Corinne Robertshaw s’est intéressée à la problématique des blessures et des décès d’enfants provoqués par les parents. Elle en est venue à la conclusion que l’article 43, qui procure une protection légale au motif d’agression envers les enfants, était notamment en cause dans de tels cas. Elle a publié une étude sur les décès d’enfants causés par des châtiments corporels (Document de travail sur la protection de l’enfance au Canada, février 1981).
Corinne Robertshaw a pris sa retraite en 1990 et a consacré le reste de sa vie à promouvoir l’abrogation de l’article 43. Elle a entre autres mis sur pied un comité national multidisciplinaire pour mobiliser les Canadiens autour de cet enjeu et consolider l’argumentaire et les données probantes justifiant la révocation de cet article de loi. Mme Robertshaw est décédée en janvier 2013. L’initiative Corinne’s Quest: End Physical Punishment of Children a été créée pour poursuivre son œuvre et honorer sa mémoire.
Notes
- Dans ce texte, le terme « fessée » s’entend du « châtiment corporel » et du recours à la force physique « punitive » envers un enfant.
- Laura Barnett, « La loi et le châtiment corporel : l’article 43 du Code criminel » dans Service d’information et de recherche parlementaires (20 juin 2008). http://bit.ly/2dvFIgj
- « What’s the Law? » dans Corrine’s Quest. (Page consultée le 27 septembre 2016). http://bit.ly/2dwYIJ2
- Coalition sur les punitions corporelles données aux enfants et aux adolescents, « Punitions corporelles : Dernières nouvelles No 16 » dans Déclaration conjointe sur les punitions corporelles données aux enfants et aux adolescents (mars 2016). (Page consultée le 27 septembre 2016).
- Nations Unies, « Convention relative aux droits de l’enfant », dans Recueil des traités (20 novembre 1989). http://bit.ly/1PyWkAm
- Commission de vérité et réconciliation du Canada, « Pensionnats du Canada : les séquelles » dans Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (décembre 2015).
- Elizabeth Gershoff et Andrew Grogan-Kaylor, « Spanking and Child Outcomes: Old Controversies and New Meta-Analyses » dans Journal of Family Psychology, vol. 30, no 4 (juin 2016). doi:10.1037/fam0000191
- Elizabeth Gershoff, « Corporal Punishment by Parents and Associated Child Behaviors and Experiences: A Meta-Analytic and Theoretical Review » dans Psychological Bulletin, vol. 128, no 4 (juillet 2002). doi:10.1037//0033-2909.128.4.539
- Joan Durrant et autres, « La violence punitive envers les enfants au Canada », dans Centre d’excellence pour la protection et le bien-être des enfants (31 mars 2006). http://bit.ly/2dvwx1B
- Elizabeth Gershoff, « Spanking and Child Development: We Know Enough Now to Stop Hitting Our Children » dans Child Development Perspectives, vol. 7, no 3 (10 juillet 2013). doi:10.1111/cdep.12038
Kathy Lynn est auteure et conférencière dans le domaine de la parentalité, et présidente de l’initiative Corinne’s Quest.
Cet article a été révisé par Rina Arseneault, C.M., directrice adjointe du Centre Muriel-McQueen Ferguson pour la recherche sur la violence familiale (MMFC) de l’Université du Nouveau-Brunswick.
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