5 avril 2016
Et si on aidait nos (jeunes) aidants?
Andrea Breen, Ph. D.
Si vous googlez « Les jeunes d’aujourd’hui sont », le moteur propose quatre compléments : « … sont irresponsables », « … sont immatures », « … sont paresseux », « … sont narcissiques ». Ce que le moteur de recherche oublie, c’est qu’ils jouent de plus en plus le rôle d’aidants non rémunérés auprès des adultes dans leurs familles et leurs collectivités. Selon les données colligées par Statistique Canada, dans le cadre de l’Enquête sociale générale de 2012, le Canada compte 1,9 million de « jeunes aidants », soit 27 % de la population de 15 à 29 ans. Ces jeunes fournissent des soins non rémunérés à des personnes diminuées par la maladie, l’incapacité, une dépendance ou une blessure.
Les statistiques sont étonnantes : les jeunes de 15 à 24 ans consacrent autant de temps à leur charge de soins que les adultes de la tranche des 45 à 54 ans1. Pour la plupart, à l’instar des adultes, il s’agit de quelques heures de soins par semaine auprès de leurs proches. Toutefois, environ 5 % d’entre eux y consacrent plus d’une trentaine d’heures hebdomadairement. Les jeunes aidants s’occupent principalement de leurs grands-parents (40 %), mais aussi de leurs parents (27 %), de leurs amis et de leurs voisins (14 %), ainsi que de leurs frères et sœurs ou de la famille élargie (11 %). Près d’un cinquième des jeunes aidants (19 %) disent s’occuper de trois personnes ou plus2.
Or, le Canada se classe derrière les É.-U., le Royaume-Uni, l’Australie et l’Afrique subsaharienne au chapitre de la sensibilisation du public à l’égard des jeunes aidants et de l’élaboration de politiques connexes3, 4. D’ailleurs, le terme jeunes aidants demeure encore méconnu pour bon nombre de Canadiens, ce qui explique notamment que les besoins et les difficultés de ces jeunes passent souvent inaperçus. Le gouvernement fédéral a instauré diverses mesures de soutien pour les aidants (comme les prestations de soignant et le crédit d’impôt pour aidants familiaux), mais ces mesures sont destinées aux adultes qui travaillent5. Même si le Tribunal canadien des droits de la personne a statué du caractère illégitime de toute forme de discrimination basée sur l’état familial, il n’existe encore aucune jurisprudence au pays concernant les jeunes aidants. De même, les écoles et les établissements postsecondaires ne disposent toujours d’aucune politique axée sur le soutien et l’encadrement pour les jeunes aidants.
À vrai dire, les connaissances actuelles au sujet des jeunes aidants au pays proviennent principalement de travaux récents réalisés par un groupe restreint de chercheurs et d’organismes communautaires avant-gardistes. On commence à peine à s’intéresser aux incidences sur le développement psychosocial des jeunes aidants canadiens et à diverses questions importantes en matière de soins. Comment ces responsabilités influencent-elles ou limitent-elles le sentiment identitaire, les relations, les choix en matière d’éducation, le cheminement professionnel, les loisirs, la vie personnelle ou les considérations financières? Quels sont les effets sur la santé mentale et le bien-être des jeunes aidants? Quels types de politiques et de pratiques faut-il privilégier dans les écoles, les collectivités, les milieux de travail et les établissements postsecondaires pour mieux soutenir les jeunes aidants?
D’après certaines études préliminaires, le fait de prodiguer des soins entraîne divers bénéfices pour l’aidant lui-même lorsque ce dernier peut compter sur des mesures de soutien. Ainsi, s’occuper d’un proche s’avère souvent favorable sur le plan du développement socioaffectif et permet de consolider les sentiments de compétence et d’autonomie tout en favorisant l’empathie et la compassion6. J’ai moi-même constaté certains de ces bénéfices chez les jeunes aidants parmi mes étudiants universitaires. Plusieurs d’entre eux ont même choisi une carrière en gérontologie après avoir été appelés à s’occuper de grands-parents dans le besoin. D’autres œuvrent maintenant auprès d’enfants ayant des besoins spéciaux, après avoir pris soin d’un frère ou d’une sœur. Enfin, certains étudiants orientent leurs choix professionnels vers la santé mentale après s’être occupés d’un parent atteint de troubles mentaux. Dans de tels cas, on peut effectivement penser que le fait d’avoir connu la réalité des soins à un âge précoce a positivement influencé l’identité en ouvrant à ces jeunes un avenir sous le signe du dévouement pour l’autre.
Pourtant, il y a aussi un prix à payer pour ceux qui s’acquittent d’une responsabilité de soins. À cet égard, les jeunes aidants sont particulièrement vulnérables à l’isolement social, aux problèmes de santé mentale et aux difficultés dans le cheminement scolaire7. On estime que 47 % des jeunes aidants suivent un programme d’études8. Ces derniers sont confrontés à divers obstacles comme les retards récurrents, l’absentéisme, le manque de temps pour remplir divers mandats, l’anxiété et les problèmes de concentration. Ces écueils mettent éventuellement en péril l’équilibre entre leurs études et leur charge de soins9. Je connais moi-même un adolescent du Nunavut qui a dû abandonner l’école récemment pour s’occuper de sa grand-mère en fin de vie. Il s’agit là d’une situation beaucoup plus fréquente qu’on le croit généralement. À l’échelle nationale, on estime que 7 % des jeunes aidants finissent par abandonner l’école10. Et le portrait semble particulièrement préoccupant dans les régions nordiques du Canada : en 2006, environ 46 % des jeunes du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut avaient fourni des soins non rémunérés à des proches11. Dans quelle proportion les enseignants et les directeurs sont-ils au fait de cette réalité touchant leurs propres étudiants?
Ces jeunes aidants forment toutefois un groupe hétérogène dont la réalité et les besoins sont très variés, si bien qu’il n’est pas simple de leur assurer du soutien. Certains sous-groupes sont néanmoins particulièrement vulnérables, notamment ceux qui consacrent beaucoup de temps aux soins, ceux qui bénéficient de soutien social précaire, ainsi que les aidants vivant dans des collectivités marginalisées, pour qui les difficultés s’ajoutent alors à d’autres problèmes liés à l’isolement et à l’absence de visibilité. Et n’oublions pas les plus jeunes parmi les aidants : en effet, on ne sait à peu près rien des enfants et des préadolescents qui s’occupent de leurs proches dans le besoin, puisque les données de Statistique Canada ne concernent que les jeunes aidants de plus de 15 ans.
Il y a quelques années, il m’a été donné d’accompagner un jeune garçon de 12 ans suspendu de l’école en raison d’importants problèmes comportementaux. Après un certain temps, nous nous sommes rendu compte que ce garçon s’occupait de sa mère alcoolique et dépressive avec l’aide de son frère un peu plus âgé. Les garçons se chargeaient des tâches ménagères, de faire les courses et de préparer les repas, et cherchaient de leur mieux à trouver de l’aide pour leur mère. Dans les faits, ils étaient confrontés aux mêmes défis que bon nombre d’aidants d’âge adulte, soit l’épuisement, l’inquiétude constante au sujet d’un être cher, un sentiment d’impuissance devant la maladie, le manque de temps pour d’autres activités, les problèmes de santé mentale, l’aggravation de la pauvreté et l’isolement. Cependant, leur vulnérabilité était exacerbée par le fait qu’ils n’étaient encore que des enfants. Ces garçons vivaient dans la crainte qu’on s’aperçoive de leur situation et qu’on les oblige à quitter leur foyer. Ils s’inquiétaient pour eux-mêmes ainsi que pour leur mère qui, pensaient-ils, ne survivrait sans doute pas si elle était séparée d’eux.
La situation de cette famille n’est qu’un exemple des lacunes de l’approche interventionniste et des modèles de financement axés sur l’individu. Même si l’on cherche à isoler ce garçon pour tenter de « régler » ses problèmes comportementaux, il sera quand même confronté de plus en plus durement à des problèmes de santé mentale et physique, à des difficultés scolaires, à la criminalité et à d’autres risques éventuels, et ce, tant qu’on ne viendra pas concrètement en aide à sa famille. Combien y a-t-il de jeunes dans une telle situation au sein de nos collectivités? Combien d’enfants doivent s’occuper de leurs parents ou tuteurs trop malades, trop blessés ou trop handicapés pour prendre soin d’eux-mêmes? Jusqu’ici, ces questions demeurent sans réponses parce que nous n’avons pas cherché à les obtenir.
La première fois que j’ai entendu le terme « jeunes aidants », c’était dans une entrevue avec la directrice générale de l’Institut Vanier, Nora Spinks, à l’émission Ontario Today de la CBC. J’ai voulu savoir quelles avenues il fallait privilégier en recherche dans ce domaine, et sa réponse fut la suivante : les jeunes aidants de moins de 10 ans sont l’un des groupes les plus importants à cibler. Selon elle, il faut notamment s’inquiéter de l’impact des technologies numériques, qui risquent de voiler l’existence des très jeunes aidants aux yeux de la société. Comme elle le souligne, il est devenu facile de s’isoler lorsque survient une crise familiale puisque les interactions sociales sont largement virtuelles. Qu’il s’agisse d’effectuer des transactions bancaires ou de commander des repas en ligne, l’utilisateur demeure anonyme pour peu qu’il détienne un numéro de carte de crédit. Personne ne saura qu’un enfant de 9 ans s’en occupe.
Les changements démographiques comme le vieillissement de la population, la diminution de la taille des familles, l’augmentation du nombre de ménages caractérisés par l’absence d’une génération, de même que le phénomène de dispersion géographique font en sorte que les jeunes aidants sont de plus en plus nombreux au Canada12,13. Il importe de sensibiliser la population à leur sujet et de susciter des actions concrètes au bénéfice des jeunes aidants. Il y a encore beaucoup à faire en matière de recherche, de programmes et de politiques pour mettre en lumière le rôle des aidants et mieux les encadrer; il faudra avant tout se pencher sur la situation des enfants, des adolescents et des jeunes adultes de nos écoles et collectivités, et prendre acte des difficultés méconnues auxquelles ils sont confrontés tout en reconnaissant la valeur inestimable de ces nombreux jeunes aidants.
Andrea Breen est professeure adjointe en études des relations familiales et du développement humain à l’Université de Guelph. Ses recherches sont principalement axées sur le récit et les incidences du bien-être, de la résilience et des changements sociaux, ainsi que sur le recours aux technologies pour favoriser le mieux-être des enfants, des jeunes et des familles. Mme Breen possède une vaste expérience dans l’élaboration de programmes éducatifs novateurs pour les écoles et les établissements de détention ou de santé mentale. Elle a déjà agi à titre d’experte scientifique en chef pour l’application parentale kidü. Mme Breen est titulaire d’un doctorat en éducation et en psychologie du développement de l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario rattaché à l’Université de Toronto. Elle possède également une maîtrise dans le domaine des risques et de la prévention de la Harvard Graduate School of Education, de même qu’un baccalauréat en éducation de l’Université McGill.
RÉFÉRENCES
Battams, Nathan (2013). « Les jeunes aidants au Canada » dans Traits de famille, no 59, Institut Vanier de la famille.
Bleakney, Amanda (2014). Les jeunes Canadiens fournissant des soins, Statistique Canada.
Charles, Grant, Stainton, Tim et Marshall, Sheila (2012). Les jeunes aidants au Canada : Les avantages et les coûts cachés des soins prodigués par les jeunes, Institut Vanier de la famille.
Groupe de travail action Canada (2013). Qui aide les jeunes aidants? Faire connaître une tranche invisible de la population.
Stamatopoulos, Vivian (2015a). « Supporting young carers: A qualitative review of young carer services in Canada » dans International Journal of Adolescence and Youth.
Idem (2015b). « One million and counting: the hidden army of young carers in Canada » dans Journal of Youth Studies.
NOTES
1 Battams (2013)
2 Bleakney (2014)
3 Becker (2007)
4 Stamatopolous (2015a)
5 Idem
6 Charles, Stainton, et Marshall (2002)
7 Charles et autres (2012)
8 Bleakney (2014)
9 Charles et autres (2012)
10 Bleakney (2014)
11 Stamatopoulos (2015b)
12 Stamatapoulos (2015a)
13 Stamatapoulos (2015b)
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