
25 avril 2017
La mobilité pour l’emploi et l’embourgeoisement familial à Montréal
Steven High (Université Concordia)
Lysiane Goulet Gervais (Université Concordia)
Michelle Duchesneau (Université Concordia)
Dany Guay-Bélanger (Université Carleton)
L’évolution de l’économie canadienne suppose un éventail de possibilités et de contraintes, en fonction desquelles les familles doivent s’adapter pour assumer efficacement leurs responsabilités à la maison et au travail. Au sein des familles, cette adaptation suppose bien souvent de parcourir de grandes distances pour le travail, ou de s’absenter durant plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Depuis 2012, le Partenariat en mouvement1 s’intéresse au phénomène de la mobilité géographique pour le travail (MGPT), et il en ressort que les Canadiens sont plus nombreux que jamais à devoir parcourir régulièrement de grandes distances pour se rendre au travail, et ce, suivant des modèles « complexes et nuancés »2.
Lorsqu’il est question de la mobilité pour le travail et de ses incidences, la plupart des gens pensent d’abord à certains milieux en contexte rural, comme les chantiers miniers ou les exploitations gazières et pétrolières des régions plus au nord. À cet égard, on oublie généralement les centres urbains au Canada. Pourtant, ces nouvelles tendances du travail touchent plusieurs types de collectivités en redéfinissant leur contexte socioéconomique.
Au cours des deux dernières années, dans le cadre du Partenariat en mouvement, nous avons étudié les incidences de la mobilité au travail dans les centres urbains en réalisant des entrevues exhaustives auprès de Canadiens et de Canadiennes touchés par cette question, qu’il s’agisse de travailleurs effectuant une longue migration journalière ou contraints à d’importants déplacements géographiques en territoire québécois et ailleurs dans le monde. Les travailleurs et les familles que nous avons interrogés pour cette étude habitaient dans le sud-ouest de Montréal, c’est-à-dire dans les quartiers de la Petite-Bourgogne, de Saint-Henri et de Pointe-Saint-Charles. Après avoir connu une forte industrialisation, ces centres urbains se sont rapidement désindustrialisés durant les années 60, 70 et 80, ce qui a entraîné des changements socioéconomiques importants. Dans le sillage de ces bouleversements, ces quartiers ont connu une phase d’embourgeoisement familial, alors que plusieurs familles de la classe moyenne s’y sont progressivement installées avec leurs proches.
Les familles des travailleurs mobiles privilégient la « proximisation » des ressources pour mieux assumer leurs responsabilités
Dans le cadre de nos entretiens, nous avons constaté qu’il existe un lien entre la mobilité pour le travail et le phénomène d’embourgeoisement familial. En effet, certaines familles suffisamment à l’aise financièrement choisissent de s’installer dans ces quartiers des centres urbains pour « proximiser » d’autres aspects de leur vie. Cette proximisation concerne notamment la volonté de se rapprocher des ressources communautaires comme les garderies et les écoles de quartier, les parcs, les commerces et le transport en commun (en particulier le métro et les navettes express vers l’aéroport), et ce, au bénéfice des ménages dont l’un des membres occupe un emploi nécessitant une mobilité professionnelle.
La mobilité d’un des deux parents entraîne souvent l’immobilité relative des autres membres de la famille : la proximité des services communautaires devient alors un élément central.
De fait, l’accès facile au centre-ville compense l’absence prolongée d’un proche ayant à s’éloigner pour le travail. Parmi les familles comptant deux parents, la mobilité d’un des deux parents entraîne souvent l’immobilité relative des autres membres de la famille : la proximité des services communautaires devient alors un élément central.
La mobilité pour le travail complique les rapports familiaux et la vie de famille
Dans le cadre de cette étude, les parents interrogés ont partagé leur point de vue sur l’impact de la mobilité professionnelle sur leurs enfants et la vie de famille. L’une des mères rencontrées, Imane3, se dit préoccupée par les répercussions de la mobilité pour le travail sur la santé physique de ses enfants : « Ce qui est curieux, c’est que les jeunes enfants vivent du stress, mais rien n’y paraît. Leur seule façon de l’exprimer, c’est de tomber malades. Quand mon conjoint voyage beaucoup, ils sont souvent malades : c’est leur façon de dire que la situation leur déplaît. »
« … les jeunes enfants vivent du stress, mais rien n’y paraît. Leur seule façon de l’exprimer, c’est de tomber malades. Quand mon conjoint voyage beaucoup, ils sont souvent malades : c’est leur façon de dire que la situation leur déplaît. » (Une participante de l’étude)
Quant aux proches dont le travail exige une mobilité professionnelle, ils se disent préoccupés par les difficultés à assumer leur rôle parental lorsqu’ils sont loin du foyer. Certains évoquent la tristesse ressentie, leur désir d’être plus impliqués dans la vie de leurs enfants, et leur frustration de devoir faire cadrer les activités des enfants selon leurs déplacements. Cet aspect est souvent revenu durant les entretiens.
Kate est maman et travailleuse mobile. Lorsqu’elle revient au foyer après plusieurs semaines d’absence, elle a l’impression d’avoir manqué de grands pans du développement et de la croissance de son fils. Son conjoint Russell est également travailleur mobile. Chez eux, lorsque l’un des partenaires rentre à la maison, il n’est pas rare que l’autre doive bientôt partir. Alors, la vie n’est plus tout à fait pareille, admet Kate : « Que ce soit le tour de Russell ou le mien, on a toujours l’impression d’un entre-deux, de remettre la vie à plus tard. »
Parmi tous les répondants, c’est sans doute Imane qui en avait le plus à dire à propos des répercussions sur la vie de famille en lien avec la mobilité pour le travail. S’il fallait trouver une thématique à son entrevue, ce serait la « complexité » de sa vie de famille à cause de la mobilité pour le travail. En réponse à une question sur l’impact familial des déplacements de son mari, elle répond : « C’est plutôt compliqué, parce que nous avons besoin d’aide pour les enfants. Je dois préparer les filles le matin. » Alors que l’aînée part pour l’école avec des amies, Imane reconduit sa plus jeune à la garderie. Elle repasse les prendre en fin de journée et prépare le souper, sans l’aide de son conjoint. « Il ne s’agit pas seulement de s’occuper des enfants, mais il y a tout le reste à faire soi-même, comme l’entretien ménager, les épiceries, les repas, et aussi les activités, l’école et la garderie. La vie devient compliquée. » Lorsque son mari s’absente, le fardeau familial s’alourdit et elle n’a pratiquement aucune marge de manœuvre. « Je n’ai même pas le luxe de tomber malade », dit-elle.
Les parents qui « restent à la maison » s’adaptent à la mobilité de leur partenaire
Comme travailleuse autonome, Imane doit souvent poursuivre son travail après que les enfants sont au lit : « Mais lorsqu’il [mon mari] n’est pas là, je suis si fatiguée que je n’ai plus la force de travailler quand les filles sont couchées. » Par conséquent, elle prend souvent du retard dans son travail, ce qui est pour elle une source de stress. Heureusement, la mère d’Imane habite à Montréal et lui donne un coup de pouce pour l’aider à assumer les responsabilités et les rôles familiaux, comme cuisiner, faire la lessive ou passer prendre les filles. Imane insiste sur l’importance de garder une routine, même lorsque son mari s’absente pour une période prolongée : « La vie ne change pas lorsqu’il n’est pas là… Il faut continuer comme d’habitude. » Imane résume ainsi : « Tous ceux qui ont des enfants connaissent cette routine et cet horaire chargé, et il faut continuer. »
Bref, la vie de famille suit son cours même si l’un des parents s’absente. Comme le dit Pierre, lui-même travailleur mobile, ses déplacements ne causaient pas vraiment de problèmes avant la naissance de sa fille. Désormais, il s’inquiète de ne pas lui consacrer assez de temps à cause de ses longues migrations journalières : sa fille dort encore le matin à son départ et est déjà au lit à son retour, la plupart du temps. Il s’inquiète aussi des répercussions de cette mobilité sur sa capacité d’assumer sa juste part des responsabilités familiales. Plusieurs répondants racontent qu’ils avaient pris l’habitude de se déplacer en famille lorsque l’un des parents avait à travailler à l’extérieur, ce qui devient impossible dès que les enfants atteignent l’âge scolaire. C’était le cas de la famille d’Imane, mais il est rare maintenant que la famille puisse partir avec le père au risque de multiplier les absences à l’école.
Les technologies au secours des familles pour faciliter et consolider les liens familiaux
Pour participer autant que possible à la vie familiale et se rapprocher malgré la distance, les familles recourent de plus en plus aux technologies et aux nouveaux médias. Même si elles n’ont pas toutes accès à de tels outils, cette forme d’« intimité virtuelle » est une réalité de plus en plus courante et favorise une certaine continuité des liens et des rituels familiaux malgré l’éloignement d’un être cher4.
Cette forme d’« intimité virtuelle » est une réalité de plus en plus courante et favorise une certaine continuité des liens et des rituels familiaux malgré l’éloignement d’un être cher.
Un certain nombre de participants de notre étude ont évoqué l’importance de FaceTime, de Skype et d’autres médias sociaux pour maintenir les liens avec la famille malgré l’éloignement. Par exemple, durant ses séjours à l’extérieur, Russell « continue de participer aux rituels quotidiens avec les enfants via Skype, comme pour les chansons ou les histoires avant le dodo ». Sa partenaire, Kate, rajoute : « Il y a une douzaine d’années à peine, ces moyens-là n’existaient pas. C’était tout simplement impossible, et la facture d’interurbains aurait été astronomique! [rires] De nos jours, on peut communiquer à peu de frais, voire gratuitement. Ça aide beaucoup, beaucoup, beaucoup… » Toutefois, Imane considère que les communications sont tout de même difficiles lorsque son mari est à l’étranger. S’il est en Inde ou au Pakistan, il faut compter 10 ou 11 heures d’écart, si bien qu’il n’est pas facile de coordonner tout le monde. Elle ajoute : « Les filles n’aiment pas trop parler au téléphone, alors ce n’est pas facile. » Elle relate que c’est tout juste si sa fille aînée dit : « Allo, ça va. Oui, tout va bien. Je te passe maman. » Quant à la cadette âgée de seulement 3 ans, elle ne parle pas encore vraiment au téléphone.
Les enfants sont sensibles aux changements de routine associés à la mobilité
Afin de mieux comprendre les incidences de la mobilité pour le travail d’un point de vue intergénérationnel, nous avons interrogé quatre enfants âgés de 5 à 7 ans dans le cadre de cette étude. La plupart d’entre eux ont corroboré la situation évoquée par leurs parents, mais certains volets des entretiens révèlent aussi une autre perspective. En effet, même si la chose n’est pas surprenante, on constate avec intérêt que les enfants semblent surtout marqués par les perturbations de la routine.
Ainsi, ils se souviennent très bien d’avoir eu la chance de se coucher plus tard ou de manger certaines gâteries lors de petits moments privilégiés, pendant que l’autre parent était en voyage. June, pour sa part, se dit affectée par l’absence de sa mère Laura, mais se réjouit tout de même que son papa lui consacre plus de temps et lui accorde plus de privilèges : « C’est triste que maman soit partie, mais je suis quand même contente parce que je peux me coucher plus tard. » D’autres enfants évoquent les cadeaux qu’ils ont reçus ou offerts au retour d’un parent, et le plaisir d’être confiés aux soins d’autres personnes, comme les grands-parents, les proches, les amis, etc.
Les familles s’adaptent pour assumer leurs responsabilités
Notre examen de la mobilité pour le travail était fondé sur une approche géographiquement ciblée axée sur trois secteurs distincts, ce qui nous a permis d’analyser la mobilité sous un autre angle. Une telle approche a mis en lumière certaines incidences sur la vie de famille tout en tenant compte du spectre complet de la mobilité pour le travail, qu’il s’agisse d’un emploi nécessitant d’importantes migrations journalières ou des déplacements fréquents à l’étranger occasionnant des absences prolongées. Notre approche nous a aussi incités à tenir compte des liens entre la mobilité pour le travail et la fixité familiale (soit les aspects de la vie de famille qui sont statiques ou fixes sur le plan géographique), particulièrement en ce qui touche les motifs « locaux » de l’embourgeoisement urbain. En somme, notre étude montre que, malgré les incidences familiales de la mobilité pour le travail, les familles évoluent et s’adaptent par divers moyens pour assumer leurs multiples responsabilités, notamment en se rapprochant des services communautaires, en ajustant leurs rapports familiaux ou en mettant à profit les technologies.
Notes
- L’initiative En mouvement est un partenariat intersectoriel réunissant une quarantaine de chercheurs issus de 17 disciplines et représentant 22 universités du Canada et d’ailleurs. Le partenariat est financé grâce à une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH).
- Michael Hann, Deatra Walsh et Barbara Neis, « At the Crossroads: Geography, Gender and Occupational Sector in Employment-Related Geographical Mobility » dans Canadian Studies in Population, vol. 41, nos 3-4 (2014).
- Les prénoms ont été remplacés pour des raisons de confidentialité.
- R. Wilding, « “Virtual” Intimacies? Families Communicating Across Transnational Contexts » dans Global Networks, vol. 6, no 2 (28 février 2006). doi:10.1111/j.1471-0374.2006.00137.x
Steven High est professeur d’histoire à l’Université Concordia, et cofondateur du Centre d’histoire orale et de récits numérisés.
Lysiane Goulet Gervais est nouvellement diplômée du programme de maîtrise en art-thérapie de l’Université Concordia.
Michelle Duchesneau est étudiante de cycle supérieur à l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia.
Dany Guay-Bélanger étudie actuellement au programme de maîtrise en histoire publique de l’Université Carleton.
Photo : Nouveaux complexes de condominiums le long du canal Lachine, à Montréal. Photographe : David W. Lewis.
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Publié le 25 avril 2017
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